La malédiction des e-mails

Juin 23, 2021

Je me souviens…

Je me souviens de l’apparition de l’e-mail. La connexion internet étaient alors facturée à la minute. On prenait le temps d’écrire son message localement sur son ordinateur, puis l’on se connectait rapidement à internet, on faisait CTRL+C puis CTRL+V, et le message était expédié.

Le destinataire se connectait généralement dans la journée, récupérait le message tout auréolé de la magie de cette nouvelle technologie. La discussion e-mail était lancée.

La chose était encore relativement lente. La réception d’un e-mail restait un petit événement, même si cela n’avait déjà plus rien à voir avec la vieille lettre postale. Derrière les formidables avantages de cette révolution technologique, on perdait un peu plus encore de ces temps longs de l’attente, ces inerties qui favorisaient l’intériorisation et l’imagination, qui respectaient les transformations internes de l’homme et entretenaient le mystère. L’e-mail est à la lettre ce que la carriole est à l’avion, comme l’évoque St Exupéry dans la « Lettre au Général X » en 1940 :

« J’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à 130 kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient ».

La révolution silencieuse

Mais l’e-mail n’a pas remplacé uniquement la lettre postale. C’est aussi toute la communication interne de l’entreprise qui s’est trouvée chamboulée. Naguère, quand on avait besoin de discuter avec le comptable, on se déplaçait dans son bureau, ou on lui téléphonait sur le réseau interne de l’entreprise.  La relation était visage à visage, ou voix à voix. Dans les deux cas, il y avait bien plus que du contenu informationnel. La forme d’un visage ou d’une voix venait entourer le contenu pour le nuancer. Et puis, on ne délivrait jamais le message d’un bloc ; on l’apportait progressivement, en s’ajustant aux réactions de son interlocuteur.

« Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez en comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre », dit Bernard Werber.

On voit combien l’e-mail, par sa vitesse de transmission qui supprime les inerties, par son format d’écriture et de lecture rapide (car on en reçoit en quantité), multiplie les chances de ne pas être compris.

« Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez en comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre ».

Bernard Werber

Surtout, il est devenu le grand moyen pour se déresponsabiliser. Combien ai-je vu défiler d’e-mails envoyés au plus grand nombre, contenant de l’information insuffisamment traitée ? On espère vaguement qu’une bonne âme s’en saisisse et les traite en partie à notre place. On espère tout du moins se décharger d’une part de responsabilité en les partageant à d’autres. C’est tellement facile de « mettre en copie » et de cliquer sur « envoyer ». On ne pourrait procéder ainsi avec les personnes en face, en chair et en os. 

Ah, si l’on pouvait prendre conscience des dommages provoqués par ces petit e-mails envoyés si rapidement !

Côté émetteur on l’a vu, c’est la déresponsabilisation progressive. Multipliez les « pratiquants » et leurs e-mails, et cette déresponsabilisation se généralise. L’e-mail devient un paravent derrière lequel chacun vient créer sa petite île d’où sont renvoyées au plus loin les contraintes du quotidien. Il génère irritations et tensions. Il génère une spirale de déresponsabilisation, de perte de motivation, perte de performance, etc.

Oh bien sûr, l’e-mail n’est qu’un outil inoffensif en soi, dont l’utilisateur est pleinement responsable. Il n’est pas non plus le seul sur la liste des outils « à risques » pouvant générer des dérapages. Il me paraît cependant être représentatif de cette contre-dynamique qui génère des entreprises molles, peu mobilisées, peu réactives.

Le dirigeant 4.0

Une attitude responsable, une attitude de leader privilégie toujours un contact multi-sensoriel. Elle recherche un visage, une voix pour poser une parole juste et compréhensible. Elle prend le risque de la confrontation. Elle s’engage de toute sa personne, énergiquement. Dans le monde 4.0, il est urgent de reconsidérer notre relation en entreprise. Une relation impulsée une fois encore par le dirigeant. C’est le dirigeant qui insuffle l’esprit et la culture d’entreprise qui, en théorie, devrait se retrouver dans l’organisation et le choix des outils.

Une attitude responsable, une attitude de leader privilégie toujours un contact multi-sensoriel. Elle recherche un visage, une voix pour poser une parole juste et compréhensible. Elle prend le risque de la confrontation. Elle s’engage de toute sa personne, énergiquement.

Le management rigide fondé sur l’autorité, qui fonctionnait encore début XXe, n’est plus efficace aujourd’hui. La crise amorcée à la fin des années 60 a profondément endommagé l’autorité dans notre société.  Les figures de pouvoir – politiques, militaires ou entrepreneuriales – sont tombées de leur piédestal. L’accroissement de l’individualisme mais aussi de l’instruction ont opéré une transformation radicale des mentalités, dès lors peu enclines à accepter des normes trop rigides.

Le commandement – politique, militaire ou entrepreneurial – doit aujourd’hui s’arrondir pour éviter la désaffection dans les équipes ; sans toutefois perdre sa verticalité pour garantir la performance.

L’autorité étant mise à mal, le commandement n’a d’autre solution que de renforcer ses 2 corollaires : la légitimité – pour être crédible – et la persuasion – pour inspirer confiance.

Au quotidien, il semble donc désormais nécessaire de multiplier les actions de persuasion. La communication verbale devient un outil indispensable de légitimation du leader dans l’exercice de ses fonctions et l’accomplissement des missions qu’il confie à ses équipes ; une communication qui doit aller dans les deux sens (concertation, voire négociation avec les collaborateurs) pour que le réservoir de respect et d’estime de chacun soit toujours rempli, qu’ils aient ainsi du cœur à l’ouvrage et restent performants.

Dans cette perspective, le dirigeant n’aurait d’autre choix finalement que de devenir un être aujourd’hui rare : exemplaire, empathique et charismatique.

On voit la dérive possible d’une telle exigence : le développement d’une culture de séduction et de sophisme qui, on le sait par expérience, va toujours à l’encontre du bien-commun. Soyons honnêtes : en beaucoup d’endroits de notre vie, nous y sommes déjà.

Le contrepoids se trouve sûrement dans la communication non verbale ; dans une attention renouvelée au corps social et aux personnes. A trop supprimer les inerties à coups de révolutions technologiques, on a perdu le cœur de l’homme. Ce cœur n’est pas à alimenter avec du haut-débit, mais à nourrir délicatement par touches harmonieuses et quotidiennes. La véritable performance ne peut exister sans ce cœur. Ne dit-on pas « mettre du cœur à l’ouvrage ? »

A trop supprimer les inerties à coups de révolutions technologiques, on a perdu le cœur de l’homme. Ce cœur n’est pas à alimenter avec du haut-débit, mais à nourrir délicatement par touches harmonieuses et quotidiennes. La véritable performance ne peut exister sans ce cœur.

Ce cœur a besoin d’un conditionnement qui lui murmure des choses de la terre et du ciel, davantage que des lignes droites « épurées » monochromes en béton ou en plastique. Il a besoin aussi de sentir l’esprit oublié du village d’autrefois, où chacun se connaissait et partageait davantage que des relations intéressées. Le délitement des rituels et des traditions a accéléré l’individualisme et l’indifférence… et l’émergence de thérapeutes en tous genres.

Le business prenant toujours davantage le pas sur l’homme, il serait judicieux de sociabiliser l’entreprise en y semant l’esprit du village ; en convoquant et en inventant de nouvelles traditions, propres à redonner à chacun sa dignité. Alors sûrement, réapparaîtrait l’esprit de corps. Et l’attention ne serait alors plus axée sur le dirigeant, mais répartie sur le corps entier de l’entreprise. Les tensions légitimes entre le donneur d’ordre et les exécutants se retrouveraient détendues et diluées par la vie bourdonnante et compensatrice du corps. Observons le grand exemple de la permaculture, où les essences judicieusement juxtaposées s’apportent mutuellement assistance et permettent l’harmonie globale.

Il me semble que le dirigeant 4.0 est un leader à la fois légitime par son ingénierie entrepreneuriale, et persuasif par son sens philosophique dépassant le business ; il est un maître d’équilibre entre l’écosystème interne de l’entreprise et son environnement ; il construit sur les inerties profondes pour déployer la synergie.

Avec un tel dirigeant, gageons que l’e-mail prendrait de plus en plus la poussière et que l’on se rendrait au bureau en sifflotant.

Stratégie

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