L’éternelle distinction
Je n’aime pas les anglicismes, mais certains ont malheureusement envahi l’espace professionnel et sont devenus incontournables. Top-down ou la vision de l’aigle qui voit toute chose d’en haut, dans l’éther immaculé parfois trop théorique. Bottom-up ou le savoir-faire pragmatique qui grimpe par itérations, sans forcément percevoir quelque chose derrière les nuages.
Simplifions, au risque d’être caricatural. En haut le monde des idées. En bas celui des savoirs faire. En haut les artistes, les rêveurs et les nomades. En bas les techniciens, les « concrétistes » et les sédentaires.
Deux extrêmes d’une même histoire humaine. Correspond-elle, par un lien plus ou moins direct, à deux types de tempéraments physiologiques ( parmi colérique, mélancolique, sanguin et flegmatique) ? Serait-on destiné à être bottom-up ou top-down, fonction d’une nature reçue au berceau ?
Le corps de l’entreprise
L’entreprise détient, avec ses employés, un large éventail de tempéraments, pas forcément décelables au premier coup d’oeil derrière les postes de travail très conventionnels. Il faut parfois attendre la sortie du CE aux sports d’hiver pour voir Michel-le-comptable sortir du bois et s’afficher comme le meneur incontesté de la petite équipée. L’organigramme, les procédures, la culture d’entreprise, peuvent brider des personnalités s’ils sont mal configurés.
Cet éventail est une richesse si l’entreprise est considérée comme un corps avec ses différents membres, chacun avec son talent spécifique mais aussi complémentaire. Il est une richesse si l’on configure l’entreprise en respectant le talent de chaque membre, pour viser l’épanouissement global ; pour viser la synergie où 1+1=3. Il est par contre un fardeau si l’on absolutise le dispositif et que l’on s’emploie au quotidien à y faire rentrer au chausse-pied les personnalités aux talents divers.
Top-down et bottom-up, loin d’être opposés, sont les extrémités d’un même corps, aussi nécessaires l’un et l’autre. Leur articulation n’est pas triviale cependant ; mais complexe, comme le suggèrent la distance et la densité du corps entier qui les sépare. On est souvent tentés aujourd’hui, dans une vision très simplificatrice, de linéariser et égalitariser à outrance. On est tenté de décortiquer et de mettre tous les membres du corps dans un même sac, dans une de ces nombreuses boîtes à idées qui pullulent dans de nombreuses entreprises. Combien d’exemples d’entreprises qui ne donnent plus vraiment l’image d’un corps, mais d’une masse informe et liquide, où vont et viennent les employés dans des turn-overs toujours plus rapides.
Le réel est magnifiquement complexe, d’une complexité savante, organisée, priorisée. A rebours des « transversalismes » et collégialités à la mode, l’expérience du réel ne cesse de nous montrer un ordre. La tête et les pieds ont même valeur ontologique : sans les pieds la tête ne peut mettre le corps en marche, sans la tête les pieds ne savent où aller. Mais on ne peut les aligner. La tête a la priorité, c’est elle qui ordonne aux pieds et à tout le corps. Consciente de sa responsabilité, elle prend soin à tout moment d’écouter les informations du terrain renvoyées par les pieds – et des autres membres – pour que ses ordres respectent le bien du corps entier et son environnement.
Cette vision du corps entier et de son ordre est celle des vrais leaders.
Le vrai leader
Le vrai leader voit l’ordre à travers le monde. Là où d’autres voient juxtaposition, eux voient ordonnancement. Là où d’autres voient succession aléatoire, eux voient trajectoires. Plus que cela encore, le vrai leader entrevoit le grand méta-modèle derrière le monde, où les principes vitaux des corps et leur environnement sont inter-reliés.
Le vrai leader sait l’impact des petites choses, d’un regard ou d’un geste, venant de lui-même ou d’un autre. Il voit les conséquences à long terme là où d’autres ne voient que peccadilles indignes d’intérêt, évacuées dans un nonchalant « Il faut de tout pour faire le monde », prémisse du « Tout va très bien madame la marquise ». Les vrais leaders sont de plus en plus remplacés par des gestionnaires qui juxtaposent sans voir, qui multiplient les réunions sans conviction.
Top-down et bottom-up s’inscrivent finalement dans cette dialectique un peu trop simplifiée avec laquelle on a tendance à envisager le réel en général, et l’entreprise en particulier. Ils mettent particulièrement en évidence la déliquescence du leader, dont on remplace l’impulsion galvanisante et fédératrice par des règles de management.
Espérons la renaissance de cet esprit qui a forgé les entreprises vigoureuses. Des entreprises qui traversent le temps comme des bateaux traversent les mers, avec des chefs d’entreprise qui sont des capitaines, et des collaborateurs qui sont des équipiers.